LARISA SIZINCEVA Musée historique de Kostroma
Les ethnographes régionaux des années 1920 ont été canonisés, semble-t-il, avant même les confesseurs et les martyrs de l’orthodoxie. La célèbre interview accordée par S.O. Smidt et ses élèves à la revue ropulaire Znanie — sila [Le savoir et la force] en 1988 peut rivaliser, quant au nombre de citations auxquelles elle a donné lieu, avec bien res ouvrages scientifiques.
Pour la première fois, on déclarait publiquement que ces chercheurs — qui recueillaient des données sur la nature, les gens et les événements liés à quelques centimètres carrés sur la carte, s’opposaient au régime totalitaire par le fait même de leur existence — , offraient «la possibilité d’une vie non stéréotypée, variant dans différentes villes et régions »1.
I! faut dire que l’image de martyrs de la science a été créée, presque inconsciemment, par les héros eux-mêmes, souvent sortis de
1 Ju. Leskin, « Pervyj perelom : beseda s S.O. Smidtom, V.F. Kozlovym, S. B. Filimonovym », in Znanie — sila, 1988, n° 11, pp. 66-75.
Cahiers slaves, n° 6, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1002, pp. 17-23.
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séminaires ecclésiastiques. D’après V.I. Smirnov, ethnographe de Kostroma et issu de l’Académie ecclésiastique de Moscou, les activités de la Société scientifique de Kostroma liées à l’étude de la région peuvent être comparées à l’exploit des saints orthodoxes. « L’esprit de l’exploit n’a jamais cessé d’exister», a-t-il écrit en 1923, simplement, l’exploit a pris de nos jours des formes nouvelles. Les activités de la Société scientifique dans une situation économique pénible, compte tenu du manque d’équipement et de livres, de l’absence de financement pour les publications etc., étaient souvent un véritable martyre et un vrai exploit2.
Ce tableau n’avait rien d’exagéré : la situation était réellement critique. On travaillait dans les laboratoires d’un musée glacé faute de chauffage, on parcourait à pied des dizaines de kilomètres pour participer à des fouilles archéologiques, on se nourrissait, lors des missions, de farine d’avoine diluée dans de l’eau de puits, on élevait des lapins pour que la famille ne meure pas de faim.
L’État a aidé les ethnographes régionaux à parachever l’image de martyrs en les envoyant au Goulag ou en les fusillant : ils n’ont pas abandonné, ils ont continué leurs recherches en prison ou en exil, ajoutant ainsi à l’exploit de l’abnégation ascétique l’auréole de martyr et de confesseur.
Le destin des ethnographes a confirmé les observations de N.A. Berdjaev qui voyait l’une des sources du communisme russe dans l’aptitude « de l’énergie religieuse de l’âme russe » à être réorientée vers une autre vocation sociale où ont été réutilisés les acquis forgés par des siècles de pratique religieuse : « le dogmatisme, l’ascétisme, l’acceptation des souffrances et du martyre »3.
À la fin des années 1980 l’inconscient collectif a réagi à l’image créée dans les années 1920 en y reconnaissant l’un de ses
2 V.I. Smirnov, « Fakty i cifry iz zizni Kostromskogo naucnogo obscestva po
izuceniju mestnogo kraja za 10 let. 1912-1922 », in Otcet o dejatel’nosti
Kostromskogo naucnogo obscestva po izuceniju mestnogo kraja za 1922 god.
Kostroma, 1923, p. 26.
3 N.A. Berdjaev, Istoki i smysl russkogo kommunizma, M., 1990, p. 9.
ÉTUDES RÉGIONALES, MICROHISTOIRE ET RÉGIONNALISTIQUE
archétypes de base. S.O. Smidt a proposé la formule de « décennie d’or» adoptée avec enthousiasme. En effet, l’envergure du mouvement était impressionnante : des milliers d’organisations, des centaines de milliers de participants au mouvement de recherche régionale, la conservation d’archives, la création de musées… Les masses populaires se sont approprié non seulement les connaissances obtenues grâce aux chercheurs mais aussi certaines pratiques de recherche (l’acquisition, l’enregistrement et la systématisation des données). En utilisant la phraséologie soviétique, on pourrait parler d’une «marche triomphale de la science à travers les vastes espaces du pays ».
Les années 1990 sont placées sous le signe du retour à la tradition interrompue des recherches régionales : on a publié des biographies de chercheurs victimes des répressions et des pièces de leurs dossiers d’instruction, on a réédité et repensé leurs ouvrages et les données recueillies par eux. Tout se passait conformément aux lois de « l’Âge d’argent » qui se nourrissait pieusement de souvenirs de l’Âge d’or.
Soudain, lors d’un récent colloque, on a entendu dire qu’il était temps de réévaluer les acquis des spécialistes en étude régionale des années 1920, et que notre domaine n’est plus l’étude régionale, qui n’est autre chose que la profanation de la science, mais l’histoire régionale. Je pense que je n’ai pas été la seule à réagir à cette remarque comme à un sacrilège. Cependant, au bout d’un certain temps, j’ai ressenti la nécessité d’analyser la situation plus calmement et avec du recul.
Dans la préface des actes du colloque en question, S.O. Smidt Bilingue les deux notions :
La régionalistique est uc ensemble de connaissances scientifiques et pratiques, plus larges (et en même temps moins concrètes) que l’étude régionale, y compris sur l’état actuel de la région. Le domaine de la
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r égionalistique est un ensemble de connaissances scientifiques et pratiques, plus large ( et en même temps moins concrètes) que l’étude régionale , y compris sur l’état actuel de la région. Le domaine de la régionalistique ne se limite pas non plus à l’histoire incluant tout ce qui relève de la politologie 4.
Il précise plus loin que l’étude régionale n’appartient pas qu’aux chercheurs spécialisés mais également (à la différence de la régionalistique) aux habitants des régions, aux écoliers. L’histoire régionale (à la différence de l’étude régionale) s’intéresse non seulement à l’histoire des territoires mais aussi « à leurs relations entre eux et avec les capitales, à l’organisation de la structure d’État au niveau des territoires et de la gestion de ceux-ci »5.
On peut dire pour résumer que la différence essentielle entre l’étude régionale et la régionalistique est dans la concrétisation excessive, le caractère profane et la restriction territoriale de l’une, et dans la généralisation scientifique de l’autre. Ainsi, l’étude régionale a un beau passé, et la régionalistique un brillant avenir. Dans le souci de ne renoncer à rien, l’Institut d’histoire et des archives a réuni les deux appellations dans le nom de la nouvelle chaire.
En effet, je crois reconnaître dans ce portrait l’étude régionale contemporaine dont les chercheurs sont si pressés de se départir ; c’est un comptable à la retraite ou un écolier envoyé dans les archives pour préparer son mémoire. Pour une énième fois, ils éprouvent la joie de l’explorateur en arrachant du contexte des faits mineurs qui éclairent l’histoire de la région. Oui, je suis d’accord, on peut laisser une telle étude régionale aux « autochtones ». Mais était-elle la même dans les années vingt ?
À mon avis, la différence principale entre l’état actuel de l’étude régionale et celui d’il y a cent ans, réside dans l’organisation de la recherche. Aujourd’hui une frontière infranchissable sépare les amateurs (profanes) et les savants (initiés). À l’époque, les académiciens et les écoliers, chacun à leur niveau, se répartissaient les
4 S.O.Smidt, « Vstupitel’noe slovo », in Regional’naja istorijav rossijskoj i zarobeznoj istoriografii, R’azan’, 1999, I, p. 4.
5 Ibid., p. 5.
ÉTUDES RÉGIONALES, MICROfflSTOIRE ET RÉGIONNALISTIQUE
tâches pour participer à une cause commune. Les savants formulaient la commande et déterminaient la stratégie de la recherche, et les amateurs, tremblant d’émotion, recueillaient la matière première tout en essayant de comprendre la logique de la recherche (le prestige du savoir scientifique, extrêmement élevé, était alors incomparable avec son statut social actuel).
Il importe de ne pas oublier que c’est précisément à cette étape de détermination des objectifs et d’acquisition des données que l’étude régionale a été surprise par le « grand tournant ». Sans celui-ci, qui sait comment serait l’étude régionale aujourd’hui ?
V.G. Ryzenko a proposé lors du colloque de Rjazan’ de revenir a une autre définition de la seconde moitié du XIXe siècle, celle de « patriologie » [rodinovedenie ou otecesvtvovedenie], qui a pour caractéristiques « le principe d’unité de la géographie et de l’histoire, l’interprétation extensive de la notion de «culture» qui réunissait organiquement les particularités économico-culturelles et historico-culturelles du développement de la Russie par rapport aux autres pays »6. Je trouve parfaitement juste la remarque précisant qu’« à l’intérieur de ce nouveau modèle de la connaissance du monde environnant … s’annonce la méthode locale». Or, la méthode locale elle-même n’a-t-elle pas été reconnue partie intégrante de l’étude régionale qui avait donné naissance aux essais « culturologiques » des pétersbourgeois N.K. Piksanov, I.M. Grevs, N.P. Ansïferov, mentionnés par l’auteur et d’autres participants au colloque ? On devrait peut-être éviter d’arracher si résolument leurs idées originales du contexte de la pratique de l’étude régionale des années 1920 ?
Certes, il ne s’agit probablement pas aujourd’hui de transférer totalement les idées de « l’Âge d’or » dans la pratique des recherches contemporaines. Mais, lorsqu’on parle du phénomène de l’historiographie européenne que l’on qualifie de « fragmentation de
6 V.I. Ryzienko, « U istokov otecestvennoj regionalistiki : mesto i rol’ pervyh trudov po rodinovedeniju », in Regional’naja istorija…, I, p. 20.
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l’histoire» ou «histoire éclatée»7, peut-on ne pas penser à la méthode locale de S.A. Arhangelskis ? Maintenant que « la microhistoire propose de transférer l’analyse socio-historique dans le domaine des processus »8 en déplaçant l’accent sur les relations interpersonnelles, l’idée de l’étude des « foyers culturels » semble particulièrement moderne avec la grande attention qu’elle porte aux relations des personnalités de différentes catégories d’âge et de divers groupes sociaux au sein d’une région, ainsi qu’à l’axe « province —capitale ». Cette idée, ébauchée mais non réalisée pleinement dans les années vingt, est aujourd’hui développée avec succès dans des centres provinciaux de recherches, tels que, par exemple, celui d’Omsk9.
En utilisant aujourd’hui les idées des chercheurs des années vingt, ne faudrait-il pas reconnaître leur priorité et leur rendre leur dû sans se limiter à apprécier la quantité et la qualité des sources publiées par eux ? Doit-on mordre les mamelons de sa nourrice simplement parce qu’on fait ses dents ?
(Traduit du russe par Kirill Ilinskij)
Résumés
SIZINCEVA L, Études régionales, microhistoire et régionalistique : conflit ou
cohabitation pacifique ?
Les conditions de vie et de travail des ethnographes régionaux des années 1920, fréquemment issus des séminaires et qui seront souvent déportés au Goulag, ont pu rappeler la vie ascétique des saints orthodoxes. Leur travail constitue un âge d’or que l’on redécouvre dans les années 1980-1990 et qu’il faut à la fois honorer et repenser. L’histoire et l’ethnographie régionales pratiquées au début du XXe siècle doivent être intégrées à une approche scientifique (la régionalistique) où l’accent sera mis, entre autres, sur les relations interpersonnelles et sur l’axe « province-capitale ».
7 È. Grendi, « Esce raz o mikroistorii », in Kazus : individual’noe i unikal’noe v
istorii, 1996. M., 1997, p. 291.
8 Z. Revel’, « Mikroistoriceskij analiz i konstruirovanie social’nogo », in
Odissej : Celovek v istorii, 1996. M., 1996, p. 115.
9 « Intelligencija Rossii : dinamika, obrazy, potencial mestnyh kul’turnyh
gnezd », in Materiaty tret’ej vserossijskoj naucnoj konferencii. 2 volumes,
Omsk, 1998-…
ETUDES REG1ONALES, MICROHFSTOIRE ET REGIONNAUSTIQUE
СИЗИНЦЕВА Л., Краеведение, микроистория, регионалистика : конфликт
или мирное сосуществование ?
Условия жизни и труда краеведов 1920-х гг., зачастую выпускников духовной семинарии, которые затем попали в ГУЛАГ, напоминают суровую жизнь русских святых. В 1980-90-е гг. исследователи открывают для себя существование золотого века краеведения (1920-е гг.), наследие которого следует и оценить по заслугам и осмыслить. Необходимо использовать результаты этнографических и исторических краеведческих работ начала XX в. в регионалистике, предполагающей более научные методы. Особое внимание следует обратить на межличностные отношения и на взаимоотношения между провинцией и столицей.